Pour accompagner la création et inaugurer son partenariat avec la Cinémathèque du documentaire, Tënk a demandé à François Niney, auteur de deux ouvrages capitaux sur la question documentaire (L'Épreuve du réel à l'écran et Le documentaire et ses faux-semblants), de programmer notre Escale d'avril : les faussaires sont joyeusement à l'honneur !
"Le travail de la science
que partage le documentaire par sa fibre anthropologique et historienne)
n’est pas de désenchanter un monde dont les occupants se perdraient dans des repré-sentations illusoires.
Il doit à l’inverse montrer que le monde tenu pour prosaïque par les esprits sobres est en réalité un monde enchanté
dont il faut découvrir la sorcellerie constitutive."
(Jacques Rancière, Les bords de la fiction, Seuil, 2017)
"Vertus du faux" : il ne s’agit pas de faire l’apologie de la falsification ou d’on ne sait quelle confusion soi-disant inévitable entre documentaire et fiction car tout serait du cinéma ! En fait de faux, il s’agit ici plutôt du bon usage du trompe-l’œil - illusion dé-jouant l’illusion - et de la fiction comme parodie ou court-circuit révélateur. De la même façon paradoxale qu’allumer un éclairage artificiel peut soudain donner un nouveau relief à la scène et avérer la lumière du jour comme faux-jour.
Les six films choisis, forts différents par leur époque et leur contexte, ont tous en commun de subvertir les formes du documentaire par des formes de fiction qui, grâce à leurs jeux de miroirs, contribuent à "découvrir la sorcellerie constitutive" de notre monde :
Dans tous ces films, le stratagème fictionnel n’intervient pas pour tromper, pour se substituer subrepticement au documentaire tout en faisant semblant d’en être (comme dans bien des docu-fictions), il vient au contraire augmenter la mise en question de la réalité, via la mise en scène effrontée du cinéaste comme personnage réel ou fictif, et à notre propre surprise élargir notre sensibilité à des aspects nouveaux voire contradictoires de la situation, que le simple reportage ne suffirait pas à traduire, risquerait même de réduire. C’est que la vérité (qui d’ailleurs est toujours plurielle) ne se livre pas toute seule, ni toute nue - juges et scientifiques le savent bien - il faut la produire, et pour la produire il faut bien des questions (souvent pour déjouer les fausses évidences), des pièges (la caméra en est un) et des ruses : savoir plaider le faux pour dire le vrai ou introduire un grain de sel fictionnel comme révélateur, pour faire réagir ce qui d’ordinaire nous échappe, justement parce que c’est notre ordinaire (qui est fait pour une bonne part de ce qu’on ne sait pas et de ce qu’on ne veut pas savoir). Tous ces subterfuges fictionnels mis en dialectique avec les éléments documentaires visent justement à déstabiliser et provoquer notre mode de croyance, non pour nous abuser, mais pour nous faire voir davantage et autrement, et par un choc en retour nous interroger sur ce que notre "peu de réalité" recèle de faux-semblants, d’horreurs et aussi de possibilités nouvelles.
François Niney