Éloge de la traduction
Cas pratique - De façon très pragmatique, les sous-titres sont la condition de circulation d’un film dans le monde vers d’autres langues que la sienne. C’est bien à cette réalité que nous nous sommes confronté·es au sein de notre projet de diffusion du cinéma, Videodrome 2. Nous avons eu l’occasion collectivement, sans nul doute maladroitement, de créer des sous-titres afin de rendre accessible une œuvre cinématographique qui en était dépourvue, dans l’ici et maintenant de notre réalité marseillaise. Nous nous sommes alors frotté·es aux difficultés et aux complexités de la traduction sans pouvoir y répondre tout à fait. Car traduire est une science pour certain·es, un art pour d’autres. Nous ne sommes ni des scientifiques, ni des artistes.
Cadre théorique - "Le langage se manifeste dans la réalité uniquement comme diversité." écrivit Wilhelm von Humboldt, philosophe et linguiste du 18ème siècle. S’intéresser à la traduction, c’est se confronter, dans les enjeux de circulation des savoirs, à des conceptions philosophiques du rapport de la pensée au langage, à des conceptions de la subjectivité, à l’organisation de règles et de rapports de pouvoir, à des conceptions de la culture, de la nation, et du rapport à l’étranger. L’idée de cette programmation n’est pas de restituer un savoir mais d’ouvrir quelques pistes de réflexion et de dessiner un chemin politique de la traduction comme recherche, comme ouverture du sens, comme invention sous l’égide d’Umberto Eco et de Barbara Cassin. Le premier nous rappelle qu’une traduction ne se contente pas "de dire la même chose dans une autre langue" mais qu’elle doit faire avec les différences des langues marquées irrémédiablement par l’impossible équivalence. Une traduction est toujours ramenée à dire "presque" la même chose. La seconde nous donne à comprendre "que les différentes langues produisent des mondes différents dont elles sont les causes et les effets".
Sept films pour une pensée anti-globish - A l’origine de cette proposition existe un film, Todo lo que se Olvida un instante (Tout ce qui peut s’oublier en un instant) qui a trouvé au cœur même de sa forme cinématographique comment parler de traduction. Son auteur, Richard Shpuntoff, en a pour ainsi dire traduit l’endroit philosophique et esthétique : l’entre-deux. À ce film sont venus s’adjoindre d’autres films qui, chacun à leur manière embrassent cette idée que la diversité des langues est une chance existentielle et intellectuelle. Chaque œuvre dans son rapport aux langues engage la possibilité d’inventer (Tradurre de Pierpaolo Giarolo), la possibilité d’une autre écoute (Othon des Straub et Huillet, Just Words and Sounds de Morgane Planchais), d’un enrichissement (Ostinato, d’Anne Marie Faux), d’un déplacement (Signer, de Nurith Aviv), de jeux (Faux Amis d’Erik Bullot).
Derrière cet intérêt pour la traduction, vous trouverez une inquiétude et une intuition quant à cette mauvaise habitude des anglicismes, des automatismes et des "éléments de langages", d’une novlangue qui prolifère partout comme de la mauvaise herbe et qui est cristallisée dans ce que Barbara Cassin appelle le "globish". Cette novlangue, ce globish supposé pouvoir être la langue de toutes et tous, est la langue des subventions, des experts, de la finance, du flux, de la performance et de l’efficacité, la langue de ce que Sandra Lucbert appelle "la narration néolibérale". A l’opposé, la traduction est un mouvement qui permet de comprendre que ce qu’on croyait le monde n’est en fait qu’un monde. Et dans un monde dit globalisé pris par ailleurs dans des mouvements de replis identitaires, il semble que la traduction comme pratique et comme éthique puisse nous donner quelques clés de résistance. Elle nous permet de réfléchir un espace entre la tentation d’un universalisme répondant aux enjeux troubles d’efficacité communicationnelle (que les TAO, traductions assistées par ordinateurs, servent parfaitement) et la tentation de revendications identitaires défensives et hostiles. Dans les opérations qu’elle appelle, la traduction ouvre un passage vers un autre imaginaire. Face à la calcification des mots, la sclérose langagière, les hold-up discursifs, les certitudes surplombantes et orgueilleuses, un relativisme solipsiste, les arbitraires réducteurs, la traduction offre un chemin de pensée, un projet d’exfiltration, une échappée belle. Cette programmation est un hommage aux traductrices et traducteurs.
Claire Lasolle, pour Videodrome 2