"Mai" en mars ? Tënk avance un peu sur les horloges ! Cela s’explique : les "événements" de 1968, dont on célèbre le cinquantenaire cette année, débordent largement par leur portée et leur signification, le seul mois de mai. Que ce soit en amont, si l’on veut bien tenir compte d’une effervescence et d’une prise de conscience politique enracinées dans les luttes des années précédentes (opposition à la guerre d’Algérie, engagement pour la cause vietnamienne, grèves ouvrières et mouvements paysans, etc.). Que ce soit en aval, avec des résonances sociales et des transformations culturelles qui se sont consolidées bien au-delà de la seule année 1968. Phénomène de dilatation temporelle que certains historiens ont joliment nommé "les années 68", d’une expression que nous reprenons pour intituler cette programmation qui s’étend jusqu’en 1977.
"Mai" en mars, c’est aussi rappeler l’influence, dans le déclenchement des "événements", de l’agitation étudiante à Nanterre au cours des premiers mois de 1968. En conjuguant avec impertinence et une liberté de ton inédite, anti-impérialisme, contestation du capitalisme, critique de l’université et de l’ordre moral, le "Mouvement du 22 mars", dont Daniel Cohn-Bendit fut à Nanterre l’un des fondateurs, préfigure ce que sera l’esprit de Mai.
Sans chercher à donner une vision représentative du cinéma documentaire des "années 1968", cette programmation propose plusieurs ensembles de films, les uns contemporains des événements, les autres produits au cours des années qui ont suivi. Si certains sont célèbres, la plupart n’ont sans doute pas été suffisamment regardés pour eux-mêmes, ou pas vus du tout, comme étouffés par les récits héroïques et la mythologie 68. En les mettant en relation, nous avons voulu souligner comment l’énergie politique d’une époque s’est exprimée dans une autre manière d’envisager et de pratiquer le cinéma.
Ce n’est qu’un début a été réalisé par l’Atelier de recherche cinématographique (ARC) dès la mi-mai. Il raconte à chaud l’enflammement du Quartier Latin, pour relayer le mouvement et appeler à son extension. Animé par le désir d’enregistrer une situation politique inédite, au jour le jour, Grands soirs et petits matins de William Klein capte de façon parfaitement complémentaire la formidable libération de la parole qu’a représenté ce "joli mois de mai".
En contrepoint de ces moments de vitalité collective, deux films évoquent, à travers des formes courtes, les lendemains qui déchantent (les "petits matins" de Klein). Des films tournés en juin ou durant l’été, dans lesquels pointent l’amertume des défaites et la colère des trahisons. La Reprise du travail aux usines Wonder porte le regard hors d’un périmètre étroitement parisien, pour aborder la lutte dans les usines et ce moment terrible de la reprise du travail à l’issue de la grève. Quelques minutes du désespoir d’une femme illustrent tout un pan de la condition ouvrière et les divisions de la gauche.
Que s’est-il passé en Mai ?, quant à lui, offre un regard poétique et décalé sur le soulèvement. Film cathartique, selon l’auteur Jean-Paul Savignac, il traque les signes de l’après-Mai qui subsistent au Quartier latin. Traces que l’on tente de gommer (les pavés recouverts de bitume, les graffitis repeints) mais traces têtues, qui disent que le "retour à la normale" ne viendra pas totalement à bout de ce qui s’est passé là et qui ne peut plus s’effacer.
Réalisés au tout début de la décennie 1970, trois autres films s’inscrivent dans le mouvement du cinéma militant qui se développe après 68. Plutôt qu’aux luttes d’usine et au mouvement ouvrier au sens strict, ils s’intéressent à des conditions d’oppression spécifiques et à de nouvelles formes de contestation. Jusqu’au bout du collectif Cinélutte documente la situation des travailleurs immigrés recrutés par la grande industrie française et leur combat pour la reconnaissance de leurs droits. Conçu par le même groupe, Petites Têtes, Grandes Surfaces détaille les formes de prolétarisation du travail (des femmes) dans les hypermarchés en plein essor. Enfin, le prodigieux Le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), réalisé par Carole Roussopoulos, saisit avec jubilation l’émergence des revendications gays et lesbiennes, qui mettent aussi en question un militantisme gauchiste souvent machiste.
On le voit, ces films abordent des questions toujours pendantes, nous en rappelant les conditions d’émergence et l’histoire ainsi que les perspectives d’émancipation collective qui nourrissaient les années 1960-70. À côté d’un cinéma promoteur de mots d’ordre, ils marquent déjà un changement d’époque et de pratique cinématographique — sans doute plus attentive au présent immédiat et à la parole des individus eux-mêmes.
L’ensemble de ces films reflète globalement les points de vue des étudiants contestataires et des groupes gauchistes. Ils témoignent, sous des modalités diverses, de la façon dont des cinéastes ont voulu non seulement servir la révolution mais aussi transformer les manières de faire du cinéma. L’attention accordée à la parole, le désir de porter témoignage, la grande réactivité dans la mise en œuvre des films, la primauté du collectif de réalisation sur la figure de l’auteur, la volonté d’indépendance et la solidarité des réseaux d’action sont autant de caractères qui rompent avec les pratiques du cinéma commercial ou de la télévision publique d’alors.
Nous clôturons cette escale par le film qui, sans nul doute, "rembobine" le plus brillamment ces années 68. Couvrant toute la décennie 1967-1977, Le Fond de l’air est rouge, impressionnante fresque de Chris Marker, raconte un mouvement protéiforme à l’échelle planétaire, dont le Mai français ne fut que l’un des moments, restituant le grain des événements, fidèle au lyrisme de l’élan révolutionnaire, malgré les défaites et les désillusions.