Profitant de la tenue de la 76e édition du festival d'Avignon, cette Escale aborde la question des rapports entre théâtre et cinéma sous l’angle du travail.
Voilà déjà presque trente ans (en 1995), la directrice de recherche émérite au CNRS Béatrice Picon-Vallin écrivait "Quand le cinéma regarde la scène aujourd'hui, il traque la chair du théâtre, la répétition, le travail qui a lieu sur les planches [1]". Il y a longtemps que le cinéma regarde le théâtre, longtemps, aussi, que ces deux arts se nourrissent et s'inspirent. Si ce dernier a eu une forte influence sur le cinéma des origines façon Méliès, si la présence du théâtre au cinéma a longtemps majoritairement pris la forme de transpositions de pièces à l'écran (William Shakespeare ayant, à titre d'exemple, fait l'objet de près de deux cent adaptations entre 1899 et 1971), si la théâtralité traverse l’œuvre de nombreux cinéastes, de Rainer Werner Fassbinder – exploitant la distanciation brechtienne – à Jacques Rivette, d'autres liens, allers-retours et correspondances les travaillent souterrainement. Aussi parce que relégué au second plan des pratiques culturelles par l'industrie cinématographique, le théâtre a souvent eu recours à la pellicule puis au numérique – ces technologies lui permettant d'accéder à une forme de pérennité (d'éternité ?) et de lutter contre sa prédestination à la disparition.
Dans l'histoire de cette relation, c'est peu de dire que les confinements de 2020 et 2021 liés à la pandémie de Covid-19 ont bouleversé la donne. Par la force des choses, la vidéo est devenue l'unique moyen d'accéder au spectacle vivant, relayant des captations, transformant des spectacles en séries théâtrales accessibles sur youtube, réinventant le dialogue entre les deux médiums, le second étant sans le secours du premier condamné au silence. S'il faudra un jour faire l'histoire de cette réinvention des places et des circulations entre ces arts suite aux années 2020, s'il faudra s'interroger sur les bouleversements des pratiques culturelles nées liées à la pandémie, c'est un tout autre axe que choisit d'aborder cette Escale.
Nous vous proposons ici une programmation autour des rapports entre théâtre et cinéma sous l’angle du travail. Face à certains discours prolongeant encore la représentation romantique réactionnaire de l'artiste créateur au génie inné, face à un art dont les coulisses, la fabrication demeurent inaccessibles aux regards, les sept films réunis dans cette programmation nous donnent à voir le théâtre en train de se faire. Ce théâtre en recherche, où se mettent en œuvre autant des enjeux de création que de relation humaine, se déploie à travers des œuvres aux propos et aux esthétiques diverses.
Dans Elvire Jouvet 40, le réalisateur Benoît Jacquot filme l'entreprise de Brigitte Jaques-Wajeman. Née en 1946, cette dernière est l'une des metteuses en scène essentielles de sa génération. Elle transpose pour la scène sept leçons données par le comédien, metteur en scène, pédagogue et directeur de théâtre français Louis Jouvet au conservatoire en 1940. Jouvet y fait répéter à une jeune comédienne le rôle d'Elvire dans Dom Juan de Molière. S'appuyant sur la sténographie des cours, Brigitte Jaques-Wajeman adapte en 1986 ces répétitions au plateau et réunit les deux acteurs Philippe Clévenot et Maria de Medeiros. Si le succès de ce spectacle lui vaut d'être encore régulièrement monté aujourd'hui (la version de Brigitte Jaques-Wajeman étant devenu un texte en soi), Elvire Jouvet 40 est passé à la postérité également grâce au cinéma et à l'adaptation qu'en livre Benoît Jacquot. Dans ce film quasiment séminal, tout y est : cheminement du travail au jeu et du jeu au spectacle, du théâtre vers le cinéma, d'une actrice vers un rôle ; enjeux de la transmission comme de l'interprétation et de l'incarnation d'un personnage. Il y a là des jeux de miroirs, des dédoublements et des renvois d'un art à l'autre infiniment stimulants, chaque création intégrant les variations propre à son champ.
Une autre solitude de Stéphane Metge, The Ontological Cowboy de Marie Losier, L’Homme de passage, de Christoph Rüter proposent trois portraits de grands metteurs en scène : le français Patrice Chéreau (1944-2013) l'américain Richard Foreman (1937), l'allemand Klaus Michael Grüber (1941-2008). Ces figures majeures du théâtre occidental de la seconde moitié du 20e siècle ayant chacune renouvelé leur art sont abordées à chaque fois à travers un regard singulier. Pour le premier, Chéreau, c'est à l'occasion de sa mise en scène (la seconde) de la pièce de Bernard-Marie Koltès Dans la solitude des champs de coton, que le film le suit. Alternant entre répétitions et réflexions de Chéreau sur sa pratique, l'ensemble révèle la quête du sens permanente des moindres gestes, actions, paroles, au plus près des enjeux de la pièce. Pour le deuxième, Foreman, la talentueuse réalisatrice Marie Losier nous immerge dans l'univers du metteur en scène d'avant-garde, jouant à loisir du vocabulaire aussi grinçant que puissant de ce dernier. Pour le troisième, K.-M. Grüber, le réalisateur Christoph Hüter nous donne à voir le metteur en scène allemand au travail sur trois projets différents, une même exigence et une même autorité, à la parole quasi oraculaire, s’exerçant sur diverses scènes européennes.
The Play de Pelin Esmer et Un théâtre sur la lune de Jean-François Ducrocq et Éric Chebassier suivent l’aventure de deux troupes aussi atypiques que singulières. Dans The Play l'on assiste à l'apprentissage du théâtre par des femmes dans un petit village de Turquie. Ces paysannes habituées aux travaux de la terre et des champs comme à s'occuper de leur famille se lancent, accompagnées par l'instituteur du village, dans l'écriture d'une pièce. Au plus près elles témoignent pour alimenter l'écriture et le film rend compte à travers l'élaboration du spectacle de la transformation à l'œuvre. Dans Un théâtre sur la lune, les deux réalisateurs suivent, eux, les comédiens de l'atelier Catalyse. Constituée d’acteurs en situation de handicap mental, cette compagnie emmenée par Madeleine Louarn mène un travail exigeant où l'ambiguïté et la profondeur naissent de la précision de chaque instant. Les répétitions de leur spectacle qui sera joué dans le IN du 70e Festival d'Avignon (en 2016) révèlent des interprètes professionnels qui, guidés par la metteuse en scène, cheminent avec exigence vers leur rôle, entre révélations et troubles.
Enfin, le dernier film de cette Escale travaille les marges de la fiction et du documentaire. Avec Léo en jouant "Dans la Compagnie des hommes", Arnaud Desplechin se base sur une pièce du dramaturge britannique Edward Bond. Présentée en 2003 dans la section Un certain regard du Festival de Cannes, l'œuvre entrelace fiction et documentaire, répétitions de théâtre, adaptation cinématographique et images de la représentation théâtrale. Ce faisant, le théâtre est exhibé et le cinéma, œuvre souvent close, gagne par ce détour vers les planches un caractère ouvert, une manière de donner à voir le work in progress.
Caroline Châtelet et Fabien David
[1] Béatrice Picon-Vallin, "Les planches et la toile – Revisiter l’histoire", in Cahiers de la Comédie-Française, n° 15, printemps 1995, p. 54.