Un constat : le sida existe toujours aussi peu dans l’espace médiatique, alors même que l’épidémie n’est pas terminée. On compte une contamination toutes les 19 secondes et un décès toutes les 46 secondes, dans un monde où 38 millions de personnes vivent avec le VIH et 6 millions ignorent qu’elles vivent avec – et pire son histoire est largement occultée. Les films que nous sommes capables de citer sur le sujet se comptent probablement sur les doigts d’une seule main. Pour autant cela ne veut pas dire qu’aucune image n’a été faite. Au contraire, en parcourant les archives on se rend compte que les images existent, que les films sont là. Aussi il nous paraissait important de (re)voir cette histoire et de nous interroger : comment le cinéma a-t-il rendu compte de cette épidémie ? Comment des cinéastes touchés de près ou de plus loin par maladie se sont-ils emparés de ce sujet ?
Ce sont les activistes (américains puis européens) qui les premiers à partir du milieu des années 80 vont produire quantité d’images sur l’épidémie. La programmation que nous vous proposons ici se veut être le reflet de cet état de fait avec des films qui couvrent la période de 1986 à 1993 (à une exception, nous y reviendrons). Période noire dans la propagation du virus, les trithérapies n’arriveront qu’en 1996, elle est aussi la période qui voit naitre toutes les associations de lutte contre le sida. Au premier rang desquelles Act Up (auquel nous rendons un humble hommage à travers le titre de cette escale), qui par son activisme a contribué plus que toutes à médiatiser et politiser le VIH et qui est présente dans de nombreux films de notre programmation.
Les films de cette programmation sont tous l’œuvre d’activistes de la communauté gay. Parmi les communautés les plus touchées et stigmatisées, sans doute était-elle celle qui était la plus à même (sociologiquement parlant) de prendre la caméra et de mener le combat. Cependant il est intéressant de voir comment vont s’intégrer rapidement aux luttes, et donc aux films, d’autres populations et communautés alors moins visibles mais tout aussi touchées par l’épidémie (travailleur·euses du sexe, trans, notamment)
Le point commun de tous ces films est cet engagement à dire : le sida est avant tout une épidémie politique, il n’est pas une simple maladie à traiter avec des médicaments mais est le révélateur de choix de sociétés conservatrices et racistes, emplis de préjugés (religieux, moraux, sociaux). Ces même sociétés, ces même gouvernements qui ne sauront comment répondre à l’épidémie sinon en stigmatisant, discriminant et marginalisant communautés et minorités. Ces films sont des ripostes. Tous les films de cette programmation frappent par leur fougue, leur élan vital. Ils sont portés par la nécessité absolue de filmer, de faire prendre conscience, de s’ériger contre, pour dénoncer, pour dire la vérité, pour changer les représentations. Filmer c’est lutter, filmer c’est vivre nous intime chacun de ces films.
Aussi, tous ces films ont été rendus possible par l’avènement de la vidéo, qui en démocratisant les outils de tournage et de montage a permis à chacun·e de s’approprier les moyens de production, tout en renouvelant les images qu’on produit sur le monde. Le journal filmé de Silverlake vu d’ici (Peter Friedman, Tom Joslin, 1993) n’aurait pu exister avant la vidéo, tout comme les expérimentations plastiques du pamphlet Snow Job, the Media Hysteria of Aids ( Barbara Hammer, 1986). Des interviews dans la rue du plus classique Over our Dead Bodies (Stuart Marshall, 1991) à l’ovni Fast Trip Long Drop (Gregg Bordowitz, 1994), en passant par le ciné-tract They Are Lost to Vision Altogether (Tom Kalin, 1989), tous sont marqués par une esthétique propre à l’utilisation et aux possibilités qu’offrait ce nouveau médium. Ils portent donc un regard neuf. Un seul film dans cette programmation est postérieur aux années 90 ; En Corps + (Stéphane Gérard et Lionel Soukaz, 2022). Composé majoritairement d’images datant des années 90, il est une sorte de synthèse. Innervé de l’esthétique des films de l’époque, il vient (ré)actualiser, leur discours et leurs messages. Il avait donc toute sa place dans cette programmation et vient nous rappeler, que la lutte, que les luttes, continuent...
Sylvain Bich
PS.1 : On peut (re)voir également La Pudeur ou l’Impudeur (Hervé Guibert, 1991), journal filmé des derniers mois de la vie de l’écrivain photographe, si il n’est pas un film militant il est toutefois d’une mise à nu et d’une intensité rare.
PS.2 : Merci aux équipes de Tënk d’avoir permis certains films de cette programmation jusqu’ici non disponibles avec des sous-titres français puissent l’être dorénavant.