Femmes au travail

Femmes au travail

 

Cette escale a été pensée et conçue avec la complicité de Federico Rossin, historien du cinéma et programmateur indépendant, pour faire écho et prolonger la thématique centrale de la 11ème édition du festival Filmer le travail qui s'est tenue à Poitiers du 7 au 16 février 2020.
Six films ont été choisis qui bouleversent le dispositif et le cadre pour dire le travail invisible des femmes - et le système capitaliste et patriarcal qui le sous-tend, - ainsi que leurs luttes, leur résistance, leur force créatrice.
Afin de créer des résonances et des frottements féconds, les films ont été associés par binômes autour du triptyque exploitation / émancipation / création : Les Matinales (1967) de Jacques Krier et Vous êtes servis (2010) de Jorge León ; Riddles of the Sphinx (1977) de Laura Mulvey et Peter Wollen et Nouvelle société N°6 : Biscuiterie Buhler (1969) des Groupes Medvedkine ; et enfin Carolyn Carlson, Solo (1984) de André S. Labarthe et Think about Wood, Think about Metal (2011) de Manon de Boer.
Dire l'exploitation, l'émancipation, la création, par les moyens du cinéma et le travail des formes, voici le projet de cette escale en 3 temps et 6 mouvements.

 

MOUVEMENT 1 : EXPLOITATION

 

À la lisière du cinéma direct et du cinéma expérimental, Les Matinales de Jacques Krier suit des femmes âgées qui vont nettoyer dans la nuit encore noire du petit matin les bureaux, cafés et autres magasins. Ce sont des femmes de l'ombre, invisibles, qui traversent Paris à pied ou en métro pour atteindre leurs lieux de travail, que met en lumière la caméra 16mm de Kier. Elle suit les gestes, recueille les témoignages de celles à qui la parole n'est habituellement pas donnée. Jacques Krier les filme en noir et blanc, dans un naturalisme assumé, sans éclairage additionnel, choix osé pour l'époque. Le geste de filmer accompagne le geste du travail, il est presque amical, comme la voix du réalisateur, attentive, jamais intrusive, qui sait être à l'écoute et accompagner la confidence de ces femmes qui se racontent avec pudeur et modestie.

 

Les femmes sont à l'inverse très jeunes dans Vous êtes servis de Jorge León, film aux accents post-modernes, où l'exploitation de jeunes femmes formées au métier de bonne en Indonésie est autrement mise en scène. Là où Les matinales ne donnait à voir que les visages, les voix et les gestes, Vous êtes servis met à jour et dévoile les méthodes d'un système mondialisé d'esclavagisme moderne à travers un dispositif agrégeant différents matériaux filmiques et mêlant photos, récits en voix off et scènes d'apprentissage des gestes du travail. Dans les deux films toutefois, une juste distance dans la manière d'aborder l'autre, son témoignage et sa présence physique. Les corps de ces femmes, jeunes ou âgés, sont donnés à voir autrement que ce que le rapport au travail en fait - des objets d'exploitation.
Deux films qui dans leur manière d'aborder la violence du travail subi, de le représenter ou de le sublimer, de la captation sur le vif au choix de la mise en scène, nous invitent à nous interroger sur la puissance éthique et esthétique du cinéma.

MOUVEMENT 2 : ÉMANCIPATION

2 PHOTOS : Nouvelle société n°6 : Biscuiterie Buhler ET Riddles of the sphinx

Cet opus de la série Nouvelle Société des Groupes Medvedkine a la facture des films militants classiques. S'il n'étonne pas par ce qu'il raconte (la misère de la vie ouvrière, les conditions de travail difficiles...), il fait un pas de côté en donnant à entendre la voix d'une jeune fille (fille d'ouvriers et future ouvrière) qui décrit la vie au travail de ses parents et dans une projection inévitable, celle qui l'attend. Toutefois, cette voix entendue en off, n'est pas qu'une voix off. Elle est parole : celle d'une jeune fille sur le travail de sa mère et sur l'effet du travail sur la famille. En quelques minutes, le film raconte la généalogie d'une exploitation mais dans la parole de l'enfant, qui voit et saisit les mécanismes, se dessine aussi la possibilité d'une émancipation à venir.
À l'extrême opposé du cinéma direct et du cinéma militant, Riddles of the Sphinx de Laura Mulvey et Peter Wollen, est un essai en forme d'expérimentation visuelle et sonore qui agrège des matériaux divers et bouleverse les codes de la narration classique. Mettant en cause le "male gaze" du cinéma hollywoodien ou pulsion scopique qui fait de la femme un objet de projections et de désir fétichisé, ce film fondateur de la théorie féministe du cinéma propose une autre manière de filmer les femmes, leur rapport au travail, à la maternité et au désir. L'émancipation des formes - à travers des plans-séquences circulaires à 360°, la musique sérielle de Mike Ratledge, la voix off de Laura Mulvey et une mise à distance constante du récit et du personnage féminin qui empêche tout psychologisme et identification - raconte l'émancipation d'une femme et plus généralement des femmes. En inventant une nouvelle grammaire cinématographique, Riddles of the Sphinx est une invitation à mettre à jour et déjouer les mécanismes du patriarcat jusque dans les modes de représentation et de figuration.
Deux films qui nous invitent à explorer la question de l'émancipation sociale par l'émancipation filmique et le travail du cinéma.

MOUVEMENT 3 : CRÉATION

2 PHOTOS : Carolyn Carlson, solo ET Think about wood, Think about metal

Pour ce dernier mouvement sur le travail de création artistique, nous proposons deux films qui suivent au plus près le processus créatif, qu'il s'agisse de l'écriture d'un geste chorégraphique ou de la recherche d'un son ; deux films radicalement modernes qui utilisent toutefois des moyens cinématographiques radicalement différents..
Dans Carolyn Carlson, Solo André S. Labarthe suit la chorégraphe Carolyn Carlson dans la création de son spectacle "Solo" ; il capte les moments de tension créatrice, ses tâtonnements, ses réflexions, tentatives, reprises, hésitations, jusqu'à la concrétisation de l'œuvre. On assiste en temps réel à l'accouchement en solitaire d'un ballet moderne conquis de haute lutte par la chorégraphe-danseuse dans un corps à corps avec elle même. La caméra suit le geste qui se cherche et finit par se trouver. Le corps de Carolyn Carlson, son visage, sa présence, occupent toute l'image.
Dans Think about Wood, Think about Metal de Manon de Boer, portrait poétique et fragmentaire de la percussionniste Robyn Shulkowsky (qui a travaillé avec John Zorn, John Cage, etc), il est aussi question de saisir le processus créatif permettant d'atteindre non plus le geste, mais le son juste, mais à la différence de Carolyn Carlson, Robyn Shulkowsky n'apparaît quasiment pas à l'image, seulement à la fin du film, de manière presque fantômatique. Elle est présente par sa voix, par les sons qu'elle crée, et que donnent à voir et à entendre les matières vibrantes filmées. Le parti pris filmique de Manon de Boer est au service du projet de l'artiste : disparaître dans ce travail d'écoute et de concentration et que le son emplisse tout l'espace filmique jusqu'à atteindre le son juste.
Deux films qui explorent le processus créatif dans un jeu d'apparition/disparition pour laisser parler le travail visible/invisible, du corps et de la pensée, qui sous-tend la création d'une œuvre.

 

Maïté Peltier
Responsable de la programmation du festival Filmer le travail

 

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