Quand le cinéma s'empare de la peinture, il lui arrive de traduire sur écran la perception que nous avons de telle ou telle œuvre d'une façon toute particulière. Ainsi La Chute d'Icare exécutée au milieu du 16e siècle par Brueghel l'Ancien et qui est considérée comme un fleuron de l'art primitif flamand devient-elle dans Tableau avec chutes de Claudio Pazienza une image étrangement familière. Le motif principal, jeune laboureur à la tunique rouge, se transforme en analogon du cinéaste lui-même qui projette la lecture de ce tableau ancien dans le contexte de la Belgique actuelle. Autres temps, autres mœurs, c'est dans la Corée contemporaine qu'est tiré par son propre fils le portrait de Kim Tschang Yeul, L'homme qui peint des gouttes d'eau. Dans l'un et l'autre cas, ce que révèlent ces films n'est pas tant une somme d'informations sur une œuvre ou un artiste, mais bien plutôt le regard singulier des cinéastes sur une peinture et un peintre. Leur vision parle autant d'eux-mêmes que de leur sujet d'étude et, surtout, elle ouvre à leurs spectatrices et spectateurs un imaginaire à la croisée des arts, ni complètement pictural ni entièrement cinématographique, à l'horizon de leur entre-deux.
Art de l'illusion depuis Georges Méliès, le cinéma est capable de jongler avec le vrai et le faux de manière encore plus troublante que n'importe quel faussaire ou copiste. L'histoire d'un ou de plusieurs tableau(x) volé(s) que rapporte Simon Backès dans Stolen Art à propos d'une collection particulière – récit qui n'a rien à voir au demeurant avec L'Hypothèse du tableau volé de Raúl Ruiz – brouille les cartes du jugement. Que doit-on admirer ? Un chef-d'œuvre suspect ? Le tour de passe-passe du cinéaste ? Ou la simple beauté d'un paysage qui ressemble à une marine ?
Car l'une des facettes de ce vis-à-vis entre cinéma et peinture révèle le pouvoir hypnotique de l'émotion esthétique. À la fois pour le susciter et s'en écarter, une mise en scène peut être amenée à mélanger les lieux ; le studio échange son dispositif contre celui du musée, par exemple. Et quel plus fascinant terrain de jeu que les salles vides du premier d'entre eux ? Danièle Huillet et Jean-Marie Straub prennent Cézanne pour guide dans Une visite au Louvre. Chacun de leurs plans impose une durée d'observation distincte du temps que nous décidons d'octroyer habituellement à l'examen d'un tableau. Le temps du cinéma n'est pas celui du musée. Il n'est pas non plus celui des quatre déficients mentaux – deux femmes, deux hommes – lâchés eux aussi dans Le musée du Louvre désert. Denis Darzacq suit ces acteurs britanniques qui nouent avec les cimaises un dialogue gestuel, quelquefois chanté, au gré d'une inspiration née d'un mélange paradoxal d'empathie et d'indifférence. Entre les handicapés évoluant librement et les portraits fixés dans leur cadre s'élabore ainsi un langage original que le mouvement de la caméra puis le montage seront à même de traduire.
À travers ces approches plurielles de l'art pictural se forme une plaque sensible mouvante sur laquelle vont venir s'imprimer toutes les nuances d'une perception esthétique qui échappent tant à l'évaluation critique qu'au savoir l'historique. En retour, le cinéma lui-même est regardé sous l'angle d'une perspective inédite en ce qu'elle se distingue de la pure et simple profondeur de champ. Le point de fuite de la peinture est le cinéma. Et vice-versa.
Hervé Gauville
Écrivain et critique