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Algérie, s'inventer un cinéma décolonisé

Algérie, s'inventer un cinéma décolonisé

 

En 2019 le festival Corsica.Doc consacrait son édition à la question des indépendances. Un thème qui résonne aussi dans notre petite île, française depuis 250 ans. La question étant pourtant toujours d’actualité, ici et ailleurs : comment se réapproprier son image, celle de son pays, après et pendant la décolonisation ? Peut-on parler de cinéma algérien, de cinéma cubain, de cinéma africain… avant la libération du joug colonial ?  Dans l’euphorie libératrice des années soixante, un cinéma du "tiers monde" avait émergé, participant à la reconstruction culturelle et identitaire de ces pays. Après ces premières libérations, durant soixante décennies instables, des cinéastes ont poursuivi, vaille que vaille, ce travail de réappropriation. 

En Algérie, il fut symbolisé par le tournage de La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo en 1965, financé par le nouveau gouvernement algérien. Depuis, quelques films résistant à une fatalité inscrite dans le mythe impérialiste et néo-colonialiste puis à la corruption des nouveaux pouvoirs en place ont pu se glisser dans une production cinématographique de plus en plus malingre.  

Depuis les années 2000, par le biais du documentaire, à l’économie modeste sans doute plus adaptée à la situation de l’Algérie, un enthousiasmant regain cinématographique se dessine, que nous avons choisi de mettre en valeur parmi ces "films des indépendances". 

En sept films s’esquisse, dans cette Escale algérienne, la singularité artistique d’un cinéma né avec les années 2000. À peine sortis du traumatisme d’une terrible guerre civile, pénétrés du poids de l’histoire coloniale et du sentiment de déshérence de la jeunesse de leur pays, de jeunes cinéastes bousculent la représentation de l’histoire récente et passée de l’Algérie, de son peuple, de sa jeunesse. Il s’agit là, ni plus ni moins, encore et encore, d’inventer une culture, une pensée, un cinéma politique, un cinéma décolonisé, c’est-à-dire affranchi du regard de l’ex-colonisateur toujours pesant, mais aussi affranchi du "roman national" officiel contemporain. Il s’agit d’écrire le roman d’un peuple, le "roman algérien" pour reprendre le titre du film de Katia Kameli. Un roman qui s’écrit ici au pluriel, en fouillant les images, en démultipliant les écritures, les regards, les formes poétiques et cinématographiques.

Le geste le plus symbolique de l’aspect politique de cette nouvelle génération de cinéastes est sans doute le film de Malek Bensmaïl qui s’empare en 2017, du film de 1965 de Gillo Pontecorvo pour en questionner sa place dans l’Histoire de l’Algérie. La Bataille d’Alger, un film dans l’Histoire. Un film-enquête qui souligne le rôle propagandiste de ce film à l’époque pour le nouveau pouvoir algérien, et par la suite comme image mythique de la guerre de Libération. Sans oublier, au passage, l’anecdote ahurissante qui veut que Boumédiène se soit servi du tournage en 1965, pour renverser Ben Bella.  

Tariq Teguia est, lui, une sorte de figure de proue de ce frémissement artistique avec un premier court métrage, La Clôture. En 2003, ce cinéaste et plasticien filme de jeunes Algérois qui seront des personnages de ses trois longs métrages suivants. Ces jeunes gars, dos au mur dans les paysages algériens en chantier perpétuel, prêts à sauter dans le premier bateau pour l’Europe, sont plus que des figures de la brutalité du néo-colonialisme d’aujourd’hui… ce sont de jeunes fauves au regard crâne malgré le dénuement. Ses trois longs métrages suivants exploseront également la question du territoire en de splendides "fictions cartographiques", thème qui fut celui de sa thèse de philosophie sur le photographe Robert Frank. Explosions des figures, des paysages, des territoires, des images mentales… Tariq Teguia prend le large.

Dans ce sillage radical que l’on a rapproché de Godard ou d’Antonioni, mais surtout dans le contexte difficile qui est celui du cinéma en Algérie, émergent miraculeusement de jeunes cinéastes qui se saisissent de leur territoire et de son histoire récente comme matière filmique. Cinq fragments de ce bouillonnement artistique sont présentés ici. Dont, à noter, les films de trois femmes. Et, parmi elles, Narimane Mari, qui réalise mais est aussi la productrice de quelques-uns des jeunes cinéastes algériens, dont Djamel Kerkar ou Hassen Ferhani. Pour eux tous, le cinéma documentaire est un outil de recherche artistique. Un outil qui interroge l’Histoire de l’Algérie, celle occultée des années noires (Atlal de Djamel Kerkar), du soulèvement de 2011 (Fragments de rêves de Bahïa Bencheikh El Fegoun), des représentations de cette histoire (Le Roman algérien de Katia Kameli), de la guerre de libération nationale (Loubia Hamra de Narimane Mari), du regard d’un exilé (Samir dans la poussière de Mohamed Ouzine). Ces éléments de l’Histoire algérienne sont, pour chacun de ces cinéastes ancrés dans une Algérie à vif, matière à filmer la libération par la parole dans un pays en guerre, un mouvement social en peine, la fabrique des images, la liberté… Leur rapport complexe mais vital à leur territoire s’exprime par un rapport tout aussi complexe et vital au cinéma. Chaque film témoigne d’une écriture documentaire singulière. Peu de cinéma direct, un travail de mise en scène du réel qui s’effectue parfois en amont dans la préparation du film (Loubia Hamra) ou par une attention dans le tournage à laisser advenir une situation, un personnage (Samir dans la poussièreAtlal…). Le travail de l’image n’en est pas moins remarquable dans la plupart de ces films, qui ouvre sur la lumière, la topographie, le paysage comme des éléments moteurs de la vie et de l’histoire qui se déroulent là. Peut-on pour autant déjà parler d’une nouvelle école algérienne ? "C’est un cinéma qui parle à partir de ce pays. Il œuvre à la reconquête du territoire et à la libération de la parole". Voici ce qu’en dit Djamel Kerkar.

Annick Peigné-Giuly
Directrice artistique du festival Corsica.Doc

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